Association Terre

Rencontre avec la communauté Emmaüs de Chevaigné, briquetterie d'adobes solidaire

Orane Bert est une des fondatrices de l’association Terre - Communauté Emmaüs de Chevaigné. Nous la rencontrons dans les locaux de leur Briqueterie à Chevaigné (Ille-et-Vilaine). Après une dizaine d’années à militer pour le droit des personnes étrangères et exclues, et à accueillir chez elle des personnes sans logement, Orane décide en 2017 de se former à la maçonnerie en terre crue. Elle atterrit à Redon, chez Noria et Compagnie, où elle passe son CAP de maçonne en terre crue en 2018. Elle imagine à l’époque un projet qui consisterait à acheter des ruines et à les rénover pour y loger des gens. Au fil des discussions avec une personne sans papiers, Jess, avec qui elle vivait à l’époque, le projet évolue vers la création d’une structure qui permet de loger et faire travailler des personnes précaires et/ou en exil, grâce au statut de "travailleur solidaire" des OACAS (Organisme d'Accueil Communautaire et d'Activité Solidaire).

Ariane : Est-ce que tu peux nous raconter les débuts du projet, la façon dont il s’est monté ?
Orane : En janvier 2020, avec deux amis - Adrien et Jess - on s’est dit qu’on allait monter une structure pour pouvoir bosser tous ensemble, faire des promesses d’embauche et déposer des demandes à la préfecture. Mais en Ille-et-Vilaine il y a environ un an et demi d’attente entre le moment où tu déposes un dossier et le moment où tu as une réponse - à supposer qu’elle soit positive. Qu’est-ce qu’on fait pendant un an et demi ? Et puis en France, une boîte qui n’embauche que des étrangers, c’est illégal. Donc on s’est dit qu’on allait faire une asso dans laquelle on serait tous bénévoles, et qu’en échange cette asso paierait notre loyer, notre nourriture, etc… Mais ça aussi c’est illégal, c’est du travail dissimulé. Après quoi, on s’est dit qu’on allait monter une coopérative ; une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif) dans laquelle chacun des sociétaires se rémunèrerait avec les dividendes. Dans une coopérative, les dividendes peuvent aller à n’importe qui, même à quelqu’un d’étranger. Dans le fond, c’est une solution qui peut permettre à des personnes sans titre de séjour, sans droits français, d’être payées. Mais ça veut aussi dire qu’il faut qu’il y ait des dividendes, et que tu touches ton salaire une fois par an seulement, ce qui demande de bien gérer ton budget.
Sauf que le confinement arrive à ce moment-là. On fait une petite pause, on va à la librairie et on tombe par hasard sur un bouquin de la fondation Abbé Pierre qui s’intitule “Sortir du mal logement c’est possible” et qui recense plein d’initiatives, dont l’agrément OACAS (Organisme d'Accueil Communautaire et d'Activité Solidaire). Cet agrément permet la création du statut des Compagnons d’Emmaüs, qui s’appellent officiellement les “Travailleurs solidaires”.

Vous avez donc créé l’association Terre en 2020, puis demandé l’adhésion à Emmaüs en 2021. Vous êtes devenus une communauté Emmaüs agréée OACAS en novembre 2021. Comment s’est passé l’obtention de cet agrément ?
C’est soit la Communauté Emmaüs soit la préfecture qui distribue l’agrément OACAS. On a fait la demande des deux côtés, et on a eu une réponse de leur part 6 mois après. La préfecture a accepté de nous donner l’agrément à deux conditions : que le logement soit aux normes médico-sociales (ce qui est compliqué pour une petite asso) et qu’on n’accueille pas de personnes sans papiers. Et Emmaüs nous a d’abord dit non. Notre dossier était passé en commission sans qu’on soit présents, du coup on est allés à Montreuil pour leur présenter le projet un mois plus tard et ils ont finalement accepté. Il a ensuite fallu qu’ils contactent la DGCS, la Direction Générale de la Cohésion Sociale, une branche du Ministère de la Solidarité, ce qui a pris à peu près 6 mois.

Et quels sont les critères d’attribution d’Emmaüs ?
Ils veulent s’assurer que notre projet est social, qu’on ne cherche pas à s’enrichir ou à être une start-up de la construction. Ils regardent si notre activité économique est viable, en fait c’est surtout ça qui les intéresse, mais aussi quelles sont nos valeurs, et si notre logement est digne. Je trouve ça important qu’Emmaüs soit très tatillon pour donner l'agrément OACAS car en réalité c'est une manière de déroger au droit du travail... Il ne faudrait pas que Bouygues puisse s'en emparer par exemple.

Est-ce que tu peux nous raconter comment fonctionne le statut de travailleur solidaire, et comment ça se passe dans une Communauté Emmaüs ?
Toute personne, quels que soient son âge, sa nationalité, son statut, sa force physique, peut être avoir le statut de travailleur solidaire dans une Communauté Emmaüs. L’obtention de l'agrément est conditionnée au fait que les personnes soient accueillies dignement. On ne peut pas loger 50 personnes en tente dans un jardin, il faut avoir des chambres. Et ce ne sont pas des gens à qui on fait appel pendant 6 mois parce que c’est la haute saison puis qui repartent après comme pour un CDD. Être Compagnon, c’est être logé, nourri, blanchi, et aidé par la Communauté. La nourriture est prise en charge, dans la plupart des cas il y a un self commun.. On mange tous ensemble la même chose les quatre midis où on travaille. Mais les Compagnons font leurs courses et mangent ce qu’ils veulent les autres jours. Ils disposent d’un budget mensuel de 250 euros pour la nourriture, d’un budget culture supplémentaire, et sont aidés pour les vêtements, les premières nécessités, l’hygiène, la santé. A côté de ce pécule, on leur verse une “allocation d’appartenance à la Communauté”, qui n’est pas conditionnée par le travail qu’ils font. Ce sont des gens qui n’ont pas le droit, par exemple, aux arrêts maladie (parce que sans titre de séjour). Le montant de cette allocation, fixé par Emmaüs France, est de 370 € par mois -et va augmenter cette année. Cela donne aux travailleurs solidaires l’accès à un pouvoir d’achat supérieur au SMIC suivant le prix de ton loyer.
A côté de ça, ils sont accompagnés dans leur projet de vie. C’est moi et ma collègue, une autre salariée dont le poste est financé par le département pour monter la recyclerie de matériaux (notre deuxième projet), qui organisons cet accompagnement. Je fais plutôt l’administratif et elle plutôt l’accompagnement social ; elle est travailleuse sociale à la base. Dans la plupart des autres Communautés, il y a un ou une intervenant.e social.e, mais nous on n’a pas du tout encore le budget pour embaucher quelqu’un.e.

Et donc, une fois que vous avez obtenu l’agrément, comment est-ce que vous avez démarré votre activité ?
Quand le projet a enfin été accepté par Emmaüs, on s’est dit qu’il nous fallait un premier stock de briques, pour avoir des choses à vendre le jour où arriveraient les premiers travailleurs solidaires. Pendant un an à peu près, on a donc fait des chantiers participatifs de lancement. Je crois qu’on avait au total 8000 briques à vendre. Après un certain temps, quand ça allait ouvrir, qu’on n’attendait plus que le papier officiel d’Emmaüs, j’ai envoyé un mail à tous les gens qui avaient pris part à ces chantiers participatifs (ça représentait déjà à l’époque 260 personnes). Je leur ai écrit qu’il nous fallait un conseil d’administration, qu’on arrive à avoir une équipe qui pilote, qui décide. On a été 30 à se réunir un soir et on a monté un conseil de 8 personnes, qui sont pratiquement toutes encore impliquées. Les chantiers participatifs, c’est énorme, ça ramène vraiment beaucoup de monde, et beaucoup de gens motivés, et maintenant on fait plein d’actions à droite, à gauche, on essaye de se faire connaître par plein d’événements.

Comment sont arrivées les trois personnes que vous accueillez en ce moment à l’association Terre ?
Depuis le début, 5 personnes ont été accompagnées par la Communauté. Les deux premières, c’était la personne avec qui on a fondé la structure, et une autre qui est venue grâce à du bouche-à-oreille, qui était à la rue. On n’a jamais cherché. Après, le fondateur est parti parce que le projet devenait collectif. En fait, au-dessus de nous il y a le conseil d’administration bénévole de l’association, donc on est fondateur mais on n’est pas chef. Il faut l’accepter. Ça n’a pas été possible pour lui de ne pas être chef de son propre projet. Ça l’a fait devenir fou donc il est parti.
A ce moment-là est arrivé un homme qui dormait à la rue dans notre commune, qui avait été signalé plusieurs fois, qui se baladait d’endroit en endroit à Chevaigné. On est allé le voir, en lui disant : “si tu veux, il y a une place”. Il est toujours là. Puis un autre est parti parce que sa situation s’est améliorée. A cette époque, on était appelés toutes les semaines par quelqu’un qui cherchait une Communauté. On ne fait pas de liste d’attente parce que ce serait vraiment de la folie pour une petite Communauté comme la nôtre, qui a peu de places libres. Mais lui a appelé pendant 6 mois toutes les semaines et, quand on a eu une place, on l’a rappelé - et il est toujours là. Quand le dernier est arrivé, il n’y avait que deux places. On avait créé dans notre maison une troisième chambre pour l’accueil d’urgence, parce que les Communautés Emmaüs sont aussi des lieux d'accueil d’urgence. Si tu es à la rue, tu peux aller toquer à la porte et tu es logé quelques jours avant de trouver une autre solution. Donc on l’a logé en urgence, puis il est venu un peu nous aider à bosser. On s’est rendu compte qu’on avait les sous pour l’accueillir et qu’il pouvait rester s’il le souhaitait - ce qu’il s’est passé.
C’est comme ça que les Compagnons arrivent. On est une petite Communauté pas encore très connue mais ça nous est quand même déjà arrivé -et ça arrive très souvent dans les autres Communautés. Des personnes arrivent, tout simplement, viennent en disant : “ je sais pas où aller, je sais pas quoi faire, je viens vous voir”. Alors que les Communautés sont souvent perdues au fin fond de la campagne, il y a quand même des gens qui arrivent jusque-là avec leur valise.

Concrètement, au quotidien, ça implique quoi d’avoir cet agrément ?
Il y a beaucoup de gens qui viennent nous voir en nous disant qu’iels aimeraient bien faire comme nous pour pouvoir faire bosser leurs potes sans papiers. Mais quand tu crées une Communauté, tu es responsable d’eux, du lundi au dimanche. Même quand tu n’es pas là, il faut être sûre que les Compagnons aient tout ce dont ils ont besoin. Dans le fond, je suis la seule responsable de cette Communauté, donc je suis d’astreinte tout le temps. J’ai le droit de couper mon téléphone de temps en temps, la nuit, n’empêche que, si ça brûle, c’est moi qui suis responsable. L’idée n’est pas juste de les mettre dans une maison, de les faire bosser puis de n’en avoir rien à faire. C’est hyper prenant, et pour moi passionnant, j’adore vraiment tout ce qui se passe là, je suis ravie de ce qu’on fait, mais l’agrément OACAS n’est pas un truc à prendre à la légère. Tu crées un lieu de vie. En plus, tu n’y vis pas forcément. Il y a très peu de responsables qui vivent sur leur lieu de travail, et je les comprends ; de temps en temps, tu as besoin de te retrouver dans ta bulle pour revenir boostée. Mais moi j’habite à 300 mètres. Donc en fait, venir toquer parce qu’ils ont besoin de quelque chose, c’est tout à fait possible. Tu vis aussi une vie communautaire. Par exemple, caler nos vacances n’est pas facile parce qu’il faut trouver quelqu’un qui nous remplace et tout organiser pour ce remplacement. Personne n’est véhiculé, il y a trois kilomètres entre les différents lieux de la Communauté, donc ça crée de la logistique. Ce n'est pas un petit agrément à prendre à la légère.

En appartenant à la Communauté Emmaüs, vous avez un soutien de la part d’Emmaüs ou pas ?
Financièrement non, mais on a des soutiens moraux. Quand on a un problème, quand on se demande comment ça fonctionne, ils sont vraiment présents. Ils nous proposent des formations tous les ans. Pour le fonctionnement du quotidien, financièrement au contraire c’est nous qui cotisons à Emmaüs chaque année pour pouvoir payer les salariés, les travailleurs d’Emmaüs France. C’est les Communautés qui payent ça. Et de temps en temps, Emmaüs France arrive à avoir des grosses fondations qui les contactent et ils lancent des appels à projet auxquels on peut répondre.

Quel est rapport à ce travail en particulier, la création de briques, est-ce que c’est bien vécu par les travailleurs solidaires ?
Oui je pense. Sur les trois compagnons, les deux plus jeunes sont ravis. Parce qu’en plus de travailler la terre crue et d’en faire des matériaux de construction, on fait aussi des chantiers de construction, de maçonnerie, de réparation de bâti ancien la plupart du temps, de restauration, de rampanage, de quenouilles, d’enduits terre. Ça leur permet de monter en compétences et d’arrondir les fins de mois. On fait aussi des chantiers de dépose sélective, quand vraiment on n’a pas assez de sous, ça marche bien. Donc c’est assez diversifié, et ça leur plaît. Je pense que c’est plus complexe pour le troisième compagnon, qui est plus âgé et physiquement plus cassé. Lui, son truc, c’est plutôt le chant et les bijoux. Donc être maçon ou faire des matériaux c’est pas évident, du coup il conduit plutôt les engins.
Avant on se disait que ça serait super pour des gens qui n’ont pas forcément de maison de construire des trucs, mais en fait, ça, ils s’en fichent. Concernant la terre, ça y est, ils commencent à capter pourquoi on travaille la terre et pas le ciment, la sensibilisation commence à prendre un peu.
Donc comment c’est vécu ? Plutôt bien je pense, parce que c’est quand même un rythme cool. Ils bossent 4 jours semaine et sont plutôt à 30 heures ; en vrai les journées ne sont pas éreintantes. C’est une activité physique, on ne va pas se le cacher, mais ça n’est quand même pas le bagne. Et justement, avec tout ce qu’on fait, en vrai, si on fait 1,5 journée de briques par semaine, c’est déjà le maximum. Le reste du temps, le travail consiste à les retourner pour les faire sécher, à fabriquer d’autres matériaux, à partir en chantier, à aménager le site.

Tu disais que ce serait bien de construire des bâtiments pour loger les personnes accueillies, est-ce que c’est toujours d’actualité ?
Les meilleurs logements dans les Communautés Emmaüs c’est ce qu’on appelle les résidences sociales. C’est un peu comme un hôtel où chacun a sa chambre, sa salle de bain et ses toilettes. Chez nous, ils sont en coloc. Ils ont chacun leur chambre mais tout le reste est commun. Et du coup, y rester des années c’est plus compliqué, surtout à partir d’un certain âge. Cette résidence sociale, si un jour on peut la construire avec nos matériaux, ce serait merveilleux. Mais pour l’instant si on produit des matériaux et qu’on les utilise nous même, on n’a plus du tout d’argent qui rentre, donc ça ne marche pas encore.

Et comment est accueilli le projet dans la commune ?

Plutôt très bien. On est sur Rennes métropole, donc les gens sont quand même assez citadins, même si c’est un village de 2500 habitants. On est à 20 minutes de Rennes, même pas. Donc il y a quand même un peu de connaissance de l’interculturalité. Il y a une petite asso sur la commune qui s’appelle Chevaigné solidarité qui fait des cours de français, donc il y avait déjà un tissu qui permettait d’accueillir ça. Et on a jamais eu ou entendu de critique sur le fait qu’on soit là. En tous cas on est soutenus par la Mairie, c’est la mairie qui nous loue la maison par exemple. Et la deuxième maison qu’on loue, c’est un logement social de Rennes métropole. Donc je pense que c’est assez bien accueilli, les gens sont contents qu’une bande de jeunes un peu motivés arrive. Ils nous ont tout de suite mis dans le CCAS et dans la commission éco-citoyens.

C'est un autre sujet, mais on se pose souvent la question de savoir si l’évolution des normes et des assurances va permettre aux artisans et aux petites structures de continuer à produire des matériaux. Comment est-ce que vous vous situez par rapport à cette question ?
Nos briques n’ont pas d’ATEx [avis technique d’expérimentation, avis autorisé par le CSTB (centre scientifique et technique du bâtiment), qui s’avèrerait trop coûteux et trop lourd administrativement pour une petite structure], on n’est même pas assurés pour la production. On est assurés pour le stock mais pas sur nos produits. Il y a cette fameuse norme XP P13 901 qui est sortie, qui a d’abord été imposée à Mayotte sur les briques en terre crue, puis qui s’est étendue à la métropole. Elle a été écrite pendant 4 ans, surtout par des majors du BTP. Nous, les terreux, on s’en est rendu compte à la dernière année d’écriture, mais c’était trop tard. C’est une norme qui fixe des tests pour reconnaître la qualité d’une brique en terre crue, mais qui autorise aussi à appeler brique en terre crue une brique adjuvantée jusqu’à 10% [la terre adjuvantée, souvent désignée à tort comme “stabilisée”, est généralement adjuvantée avec du ciment. Elle perd alors une partie de ses propriétés hygrothermiques et sa capacité à être réutilisable à l'infini]. Ça ouvre vraiment la porte au fait de produire des parpaings de ciment, de rajouter un peu de terre à la place d’une infime partie du sable et de l’appeler brique en terre crue.
Il y a un truc assez bien dans cette norme, c’est qu’elle est basée sur une analyse performantielle. L’idée, c’est qu’on ne contrôle pas la façon dont les briques sont fabriquées, mais qu’il y a une obligation de résultat. C’est ça qui va nous sauver. S’il y avait un process de mise en œuvre à respecter, pour nous, dans une Communauté Emmaüs, ce serait impossible. Au début, on a eu une personne du CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment) au téléphone qui nous a demandé à combien de méga pascal on pressait nos briques… Vu qu’on n’est pas dans un processus industrialisé, ça dépend de qui la moule, ça ne marchait pas du tout. On n’aurait pas du tout pu respecter une obligation de moyens, ça aurait été impossible pour nous. Donc l’obligation de résultat, c’est pas mal. [voir les autres publications de la rubrique Matériaux Conviviaux pour plus d'informations] Pour qualifier tes briques, il y a par exemple un test à l’immersion : tu dois tremper ta brique 10 secondes dans l’eau, puis la presser. Après ce sont des tests qui favorisent les briques adjuvantées : une adobe (brique de terre crue moulée) ou une BTC (briques de terre comprimée) sans ciment aura forcément une moins bonne résistance une fois passée dans l’eau, mais ce n’est pas censé arriver si le bâtiment est bien conçu.
Ensuite, la norme XP permet de classer les matériaux en quatre catégories. Les premières et deuxièmes catégories, les meilleures, sont vraiment pour les matériaux adjuvantés. Nos briques ne pourront jamais être classées dans ces catégories. La troisième et la quatrième catégories qualifient aussi des briques porteuses, avec une limite de portance et de hauteur de construction, et nos briques pourraient y correspondre.
Le seul problème qu’on rencontre, c’est que notre terre change tous les trois mois. C’est lié à la taille de nos gisements, mais c’est aussi quelque chose qu’on aime bien, ça nous permet d’avoir différentes couleurs à proposer à nos clients. Or, il y a des tests à faire en labo pour qualifier les briques (il faut faire passer des échantillons en étuve, leur faire passer des tests de pression, etc.), et ça coûte entre 2000 et 7000 € par test et par terre. Je pense qu’on a 5 ou 6 terres différentes dans l’année, donc financièrement on ne peut pas du tout toutes les qualifier. Même si c’était seulement 2000 €, ça ferait 12 000 € par an qui partent là-dedans, alors que notre chiffre d’affaires global annuel est de 250 000 €.
Après, cette norme est d’application volontaire. Elle ne va pas nous empêcher de vendre nos briques, et elle va permettre à de gros projets d’ampleur de se faire en brique. Par contre, elle va empêcher les artisans d’utiliser nos briques sur ces grands projets. Par exemple, on a répondu avec des architectes de Paris (agence Dream) et de Rennes (agence Confluence) à un concours en conception-réalisation pour un gros bâtiment R+10 et d’autres constructions plus basses. C’est un projet pratiquement tout en brique, qui devrait sortir dans deux ou trois ans. Mais est-ce que nos briques vont passer ? On n’en sait rien… Depuis deux mois, on se demande ce qu’on donne au bureau de contrôle pour certifier les briques. On peut faire des tests, mais si on reste honnêtes, on n’aura jamais la même terre dans trois ans. Il faudrait qu’on fasse nos auto-tests avant… Si jamais ce projet passe tel qu’il a été dessiné, c’est 35 000 briques, pour nous c’est la production d’un an. Donc ça représente plusieurs terres. En vrai, on pourrait avoir d’énormes gisements mais on ne peut juste pas les stocker.

Au final, les maçons du coin nous font hyper confiance. Les particuliers aussi. Après, nous, dans notre catalogue, on ne dit jamais - et on ne peut pas dire - que nos briques sont porteuses. Au début du projet, on a échangé avec des chercheurs et des ingénieurs, et ils nous disaient qu’il allait falloir les appeler “briques de décoration”. Finalement sur nos factures on les appelle “briques traditionnelles en terre crue”. C’est sûr qu’à partir du moment où c'est monté par un artisan, il n’y a plus de problème puisque c’est de la responsabilité de l’artisan de s’assurer de la qualité du matériau qu’il met en œuvre. Mais on a plein de particuliers auto-rénovateurs qui viennent se fournir chez nous, et qu’est-ce qu’on fait si un jour ça s’effondre, et que ça leur tombe dessus ? On cherchera d'où vient l'erreur, on expliquera notre démarche, on montrera notre bonne foi. Déjà parce qu’il peut y avoir plein de malfaçons, et parce qu’on a un guide de préconisations de pose dans lequel on ne dit pas comment mettre en œuvre les briques, mais où on met en garde contre des mauvaises pratiques. Typiquement, on rappelle qu’on ne doit pas poser les briques directement au sol, qu’il faut un bon chapeau et des bonnes bottes, il faut bien qu’il y ait un angle quand tu montes ton mur pour qu’il ne tombe pas, etc… On se protège comme ça, puis on fait confiance.

Depuis la mise en application de la nouvelle Réglementation Environnementale RE2020, un matériau donné doit se référer à une Fiche de Déclaration Environnementale et Sanitaire (FDES) décrivant l’impact de ce matériau sur l’environnement, en prenant en compte son cycle de vie complet (de l’extraction des matières premières à sa fin de vie, sans oublier les transports, la mise en œuvre, l’usage même du produit et ses possibilités de réemploi en fin de vie). Est-ce que vous avez identifié des freins à votre pratique qui pourraient être liés aux FDES ?
Le frein que je peux voir, c’est que si on n’a pas pris le temps et mis l’argent pour faire notre propre FDES, ça veut dire qu’on va devoir prendre des valeurs par défaut qui ne sont vraiment pas terribles. Ou bien on va avoir des fiches collectives (on a participé à en faire une pour les adobes, avec plusieurs briquetiers de France), mais qui ne sont pas géniales non plus. Et vu que ces fiches sont auto-déclaratives, faites par les producteurs, typiquement, le ciment “vert” de chez Lafarge, il est plus écologique que les adobes pour l’instant ! En fait pour l’adobe, le truc c’est juste que le transport éclate tout. [voir les autres publications de la rubrique Matériaux Conviviaux pour plus d'informations]
Alors que quand on faisait la fiche FDES collective de la bauge, le bureau d’études (Esteana) qui nous aidait à la produire nous a fait chercher des chiffres d’impact carbone, parce qu’en fait on peut pas multiplier par zéro, ça crée des bugs. Donc on est allés chercher la puissance de la visseuse qu’on utilise pour faire les coffrages de la bauge tellement cette technique est peu émissive en CO2 [la bauge est souvent réalisée sur site, avec la terre du site]. Donc le frein que je vois dans les FDES, c’est qu’elles sont pour l’instant tellement faussées - parce qu’il n’y a aucun contrôle et qu’elles sont faites par les fabricants - qu’elles ne sont pas représentatives. Et du coup dans le cas des adobes, on a l’impression que ça coûte en carbone alors qu’on a un matériau non cuit, qui chez nous est souvent malaxé par un cheval, donc clairement peu émissif.

Il existe un groupe de producteurs nationaux de matériaux de construction en terre, dont font partie des géants comme CEMEX, est-ce que vous vous organisez en réseau avec d’autres producteurs de matériaux qui partagent vos valeurs ?
Je pense que le groupe des producteurs nationaux de matériaux de construction en terre a un peu du mal à s’organiser, parce qu’il y a un double enjeu. Oui, on a envie de faire ensemble, parce qu’on est tous sur des matériaux qui juridiquement ne sont pas encore très clair, mais à la fois on est tous concurrents. Parce qu’on vend tous un peu les mêmes matériaux. Aux yeux de certains en tous cas. Et on peut l’entendre.
Il y a un travail qui est en train d’être mené avec les producteurs de matériaux de construction en terre à visée sociale. Il y a un recensement qui est en train de se faire et qui est porté par l’association Le Village à Cavaillon. C’est une grosse asso qui a une trentaine d’années, dans le Vaucluse, et qui fait plein de trucs, de l’insertion sociale, de l’accueil d’urgence, et qui a un chantier d’insertion qui fait des matériaux de construction en terre. On on est quelques unités de production en France avec cet objectif, qui n’est ni de devenir riche, ni d’être les meilleurs, ni d’être les uniques sur le marché. L’idée c’est juste de pouvoir permettre à des personnes d’en vivre. Je crois que j’ai pas envie qu’on s’unisse avec les plus grands, ça ne m'intéresse pas. Je préfère rester à petite échelle, et par contre s’il faut qu’on raisonne à l’échelle nationale, c’est pour porter des valeurs sociales. Parce que_porter des valeurs de construction en terre, ce n’est pas ma passion. C’est un superbe outil, c’est merveilleux qu’on puisse construire en terre, mais ce n’est pas pour ça que j’ai fait ce projet.