L'amicale Mille Feux

Mutualiser les titres de propriété pour qu’un commun perdure, avec la SCIC L'Arban

L'Amicale Mille Feux à Lacelle, en Corrèze, est un espace culturel et social rural comprenant un café associatif, des espaces d'accueil, des ateliers, un futur espace projection, des logements et un jardin. L’Amicale occupe le bâtiment depuis 2017. Elle a d’abord eu une convention d’occupation précaire, puis a pérennisé le lieu avec la SCIC L’Arban, qui est devenue propriétaire et gestionnaire du foncier en 2020. L’association et certain·es de ses membres détiennent des parts dans la coopérative. L’Amicale Mille Feux est locataire pour 25 ans minimum tandis que la SCIC l’Arban est propriétaire. L’Arban a emprunté les fonds nécessaires aux travaux et accompagne le collectif de l’Amicale à autoréhabiliter le bâtiment. Au cours de l'hiver 2020-21, nous avons discuté avec Julien Salban Crema, membre du collectif de l’Amicale depuis ses débuts, et Mathieu Rousseau, salarié de la SCIC L'Arban, géographe et artisan accompagnateur.

Perrine : Julien, peux-tu nous raconter comment a émergé le projet de l’Amicale Mille Feux et le projet d’achat du lieu ?
Julien : On préparait notre venue sur le plateau de Millevaches depuis le squat Le Sureau à Pantin, on regardait des bâtiments sur des sites internet, on faisait des visites. On voulait soit squatter soit être propriétaires, mais surtout pas locataires. Il y a un point commun entre squatter et être propriétaire, c’est que tu prends soin du lieu, tu mets des efforts dedans, tandis que la location bloque tous les élans de modification ou de construction d’un espace. Sauf que le passage du squat à la propriété est très difficile, surtout quand on n’a pas d’argent.
On a trouvé le lieu [l’actuelle Amicale Mille Feux] sur Leboncoin, on a demandé des emprunts à la Banque populaire et on s’est fait refuser deux emprunts de suite. A ce moment-là, on voulait acheter sous forme associative, et c’est bien qu’on ne l’ait pas fait. On aurait pu monter une SCIC [pour dissocier le bien immobilier de l’association] mais on ne savait pas que ça existait. La maire a insisté auprès du propriétaire pour qu’il nous loue le bâtiment, elle tenait à ce qu’on reste. On a réussi à négocier un bail précaire de deux ans.
On a rencontré la coopérative L’Arban un an et demi après être arrivés ici, en 2018, pendant la fête de la Montagne limousine [qui réunit de nombreux collectifs, associations et individus du plateau de Millevaches], qu’on avait en partie organisée et accueillie. Cette rencontre était un peu inespérée, notre bail précaire finissait en 2019. On a fait pas mal de réunions sur ce qu’on voulait, l’énergie qu’on avait. Ça a mis un an avant que le projet d’acquisition avec l’Arban soit validé. Jusqu’au dernier moment, on ne pensait pas arriver à réunir les 55 000 € nécessaires à l’achat du bâtiment. L’Arban ne se lance pas dans un projet si on ne passe pas cette étape. La plupart des dons sont arrivés à la fin de notre collecte.

Il y a eu acquisition par l’Arban, et l’Amicale est finalement locataire. Vous vouliez pourtant éviter ce statut…
A un moment ça nous a embêtés de voir que finalement on allait louer, sauf qu’on n’a pas non plus d’autre solution. On est propriétaires d’une certaine manière, parce qu’on est sociétaires de L’Arban, mais l’association de l’Amicale va quand même payer un loyer pendant plusieurs années. Puis les loyers vont être réduits quand l’emprunt [qui finance les travaux] sera remboursé. Il n’y a pas ce qui nous faisait peur dans la location, c’est-à-dire le fait de ne pouvoir rien faire comme modifications dans le bâtiment. Pour moi, L’Arban permet de réunir plusieurs choses : tu es un peu propriétaire, tu es locataire mais tu peux faire ce que tu veux comme un propriétaire. L’Arban a un capital, donc ils ont du poids auprès d’une banque – ce qu’un groupe de squatteurs n’a pas, sinon on ne squatterait pas. Et ils ont aussi un côté squat, ils invitent beaucoup à la débrouille, au faire soi-même, à la récup’… L’Amicale ne ressemblera pas à un truc tout neuf, tout assorti, tout uni, aux murs lisses, mais ça ne veut pas dire que L’Arban n’a pas d’exigence esthétique.
Des fois on est comme des gosses, on croit que c’est L’Arban qui paie, mais en fait non, ils avancent et c’est nous qui allons payer, avec les loyers. Ça laisse une impression amère chez certains : on a payé la maison collectivement, on fait tous les travaux gratuitement, et on paie un loyer. Il y a plein de gens qui nous disent « on fait pas de dons à des gens qui vont se faire avoir », mais on leur dit qu’on fait ça pour nous et pour d’autres. C’est là que ça se rapproche du squat : tu donnes beaucoup d’énergie pour quelque chose qui n'est pas totalement à toi, mais dont tu peux jouir comme si c’était à toi. Ce n'est pas une arnaque, c’est juste qu’il faut changer son rapport à la propriété, sinon tu ne peux pas comprendre notre projet et la manière dont L’Arban porte des projets. A part les deux appartements, c’est un lieu qui est entièrement public, commun, et géré de manière collective. Il ne servira pas qu’à nous, ça c’est assez clair depuis le début. On est ouverts, pas qu’aux artistes ou à nos pairs. Si un jour le village a besoin de refaire ses bancs par exemple, on peut les faire ici dans les ateliers. Quelque chose qui était important dès le début pour nous, c’était d’être en centre-bourg. On voulait créer un projet sur une place, qui serve la place et le village. Au sein de L’Arban, ils sont très attirés par des projets qui sont de l’ordre du bien ou du service commun, surtout en centre-bourg délaissé, et qui souhaitent rénover du bâti ancien de manière écologique, avec des matériaux du coin.
L’Arban ça veut dire « travaux collectifs et communs » en occitan : c’est récolter le foin à plusieurs, réparer un truc sur une place, tailler, etc. Ça donne un peu le ton. Souvent les chantiers collectifs se font avec des gens du coin. Chaque projet collectif aide un autre projet collectif. L'argent en excédent sur un projet servira toujours à un autre projet : les 10 000 € qu’ils ont mis dans l’Amicale, c’est des sous d’un projet précédent. Quand on a fait notre campagne de dons, la Renouée nous a accueillis et aidés pour organiser un repas de soutien [la Renouée se décrit comme un foyer rural, maison des habitants, espace de travail partagé, centre social, tiers-lieu, maison communale]. Ils nous ont aidés financièrement et physiquement. Tous les groupes au sein de L’Arban se regardent et s’entraident, ce n’est pas une accumulation de biens rénovés pour des privés, c’est un peu un anarchipel de mutualistes. Et si ce projet ne nous va plus en tant que collectif, il ira sans doute à un autre collectif. Un bar, des ateliers, c’est polyvalent. Pour nous c’est une manière de se re-munir, en ville on se sentait démunis en termes d’espace.

Comment considérez-vous le temps de travail non rémunéré que vous mettez dans le projet, dans la rénovation du lieu ? Et comment se déroulent les chantiers ?
On réduit l’emprunt parce qu’on est la force de travail, il n'y a pratiquement pas d’artisans [ou pas d’artisan qui travaille seul, sans participation des membres de l’association] sur le chantier, à part pour la couverture, la pose des compteurs électriques et le chauffage. Ce qui fait que le projet est viable financièrement, c’est qu’on réalise des travaux nous-mêmes, sinon ce ne serait pas possible. On part sur une semaine de chantier par mois [le rythme des chantiers a évolué depuis]. On s’est dit qu'on ne faisait pas plus, cet été on a fait le double et c’était trop. On sait que pendant 3-4 ans ça va être ce rythme-là, ce qui nous motive et nous épuise d’avance en même temps. Avec L’Arban on discute d’un équilibre entre rythme de travail et économie qui nous corresponde et qui leur corresponde. Eux, ils ont tout intérêt à ce que ça ne traîne pas, nous pareil. Mais tout faire en un an ou deux c’est se foutre une balle dans le pied, ça peut provoquer un dégoût. Étaler les travaux, ça nous donne aussi le temps de penser à des trucs auxquels on ne penserait pas si on allait trop vite.

Sur quoi repose l’autonomie que vous avez vis-à-vis de L’Arban ? Quels sont les risques de dérive de ce modèle, s’il est repris par d’autres personnes ?
Je ne me suis jamais demandé ce qu’il se passerait si jamais L’Arban périclitait. On ne pourrait sans doute pas acheter le bâtiment, il aurait pris trop de valeur avec les travaux.
J’ai pas trop de peurs vis-à-vis de L’Arban, mais le risque qui pourrait exister avec ce modèle ailleurs, ce serait que les gens ne se soucient pas que les biens soient mutualisés. Que quelque chose comme L’Arban serve juste à retaper des maisons de gens hyper riches de manière écologique et qu'ils ne proposent pas du tout d’aider des gens qui n'ont pas de moyens financiers. Il pourrait exister un L’Arban qui ne serait pas solidaire, pas mutualiste, et qui n'habiterait pas le territoire, un peu comme le projet 1000 cafés ou le Groupe SOS, dont Jean-Marc Borello est l’initiateur : ce sont des versions entrepreneuriales, institutionnalisées et plus lucratives de L’Arban.

Mathieu, comment est né le modèle de L’Arban, hybridant autorénovation accompagnée (ARA), acquisition foncière et portage économique ?
Mathieu : La structure a été créée suite à un constat : le manque de logements corrects sur le plateau de la montagne limousine. Très rapidement s’est posée la question de devenir propriétaires pour être « bailleur social », il y a eu la construction d’un logement passerelle [logement avec bail limité, visant à faciliter l’installation de nouveaux habitants dans la région] dans l’écoquartier de Faux-la Montagne – ça c‘était le premier projet de la coopérative [qui existait avant sous une forme associative]. Assez rapidement on a été sollicités par des collectifs. Le premier c’était La Bascule, à Gentioux, pour le projet de la Renouée [la Bascule est l’association gestionnaire de la Renouée]. On a été identifiés comme un outil qui permet à des collectifs qui n'avaient pas les moyens ou l’envie de devenir propriétaires de créer des biens communs. On s’est un peu orientés vers l’accompagnement à la création de lieux par des collectifs, et moins vers la création de logements. L’idée est de sortir des biens du marché spéculatif. Ils resteront une propriété de la SCIC, utilisés par les collectifs à l’initiative ou par d’autres, et ils n’ont pas vocation à être revendus.

Peux-tu me décrire le modèle économique d'acquisition et de rénovation de ces biens communs ?
On essaie de co-construire le projet, c’est-à-dire de définir les usages des lieux et de dessiner avec les usagers, puis de penser le programme de travaux. L’Arban essaie d’accompagner l'autoréhabilitation, plus ou moins activement selon les projets, les capacités du collectif, les envies et le temps disponible. On définit ensemble s'il y des travaux qui doivent être faits par des artisans. On essaie d’être toujours transparents sur le coût global du projet, et de rester dans le budget initial qui a été porté.
La contribution des collectifs prend plusieurs formes : ils participent aux travaux pour réduire les coûts afin de ne pas avoir trop d’emprunts et donc de loyers à payer ; ils mettent aussi en place une collecte de fonds [dons défiscalisés via le fonds de dotation et achat de parts sociales à la SCIC]. Sur certains projets, il peut aussi y avoir des subventions ou du mécénat privé. A l’Amicale Mille Feux, il va y avoir un travail pour essayer de trouver de l’aide financière, notamment sur les espaces communs – ateliers, gîte, bar.
Pour l’Amicale, on a essayé de phaser le projet et de faire que chaque phase soit équilibrée en elle-même. Quand ils vont payer des loyers [entre 5 et 7 € le m2] pour les appartements, ça remboursera l’emprunt qui a été fait pour les appartements, etc. Les recettes doivent équilibrer les dépenses – qui correspondent à des charges, des frais d’entretien, des assurances, des taxes foncières, des charges de personnel [les accompagnateurs salariés de L’Arban], des charges d’intérêt pour l’emprunt et l’amortissement [chaque élément d’un bâtiment a une durée de vie et donc un temps d’amortissement différent, une certaine somme est gardée fictivement dans la trésorerie pour qu’elle soit disponible le jour où une réparation est nécessaire]. L’idée c’est que le compte de résultat soit légèrement positif. On n’est pas à but lucratif, mais l’argent qui est dégagé dans ces opérations permet de faire d’autres projets, de dire ok à un autre collectif qui nous sollicite ailleurs, de libérer un peu de fonds propres et de temps pour les accompagner au début.
L’apport des collectifs ce n'est pas que de l’argent, c’est aussi le temps qu’ils passent, et ce temps on le valorise en essayant de faire les loyers les plus bas possibles. Dans nos projets, les loyers n’ont pas vocation à augmenter mais plutôt à baisser. Le jour où on sort de l’emprunt, les loyers vont pouvoir réduire de manière conséquente car le bien aura été rentabilisé. Toute cette logique et tous ces documents sont partagés avec les collectifs.

Sur quoi repose l’autonomie des collectifs ?
Sur un projet comme celui de l’Amicale à Lacelle, des fois je me dis qu’on les laisse peut-être trop seuls sur les travaux. On essaie de leur faire sentir qu’ils font ce qu’ils veulent, si ce n’est sur les choix techniques, notamment sur les matériaux – mais en général on est d’accord avec les gens sur le fait de ne pas utiliser des matériaux pourris et d’avoir plutôt recours à des matériaux locaux et des techniques qui privilégient l’intensité sociale. Par contre, le lieu, ils vont le gérer comme ils veulent. On va demander à l’association de l’Amicale un loyer global, mais ils peuvent sous-louer à des gens s’ils le veulent.
Au sein de la SCIC L’Arban, chaque entité a une voix. Même si tu achètes quarante mille parts sociales à L’Arban, tu n’auras toujours qu'une seule voix, donc tu ne vas pas pouvoir influer plus que quelqu’un qui aura une seule part : tu auras la même part de décision. Je pense qu’il y a peu de risques [de dérive lucrative, de récupération], les sociétaires sont des gens qui ont la même vision que nous.

Quelle est selon vous la limite d’échelle de L’Arban ?
C’est un outil pour la Montagne limousine, on veut rester sur un projet local, on n’a pas du tout envie de trop s'étendre. Mais expliquer à des gens notre fonctionnement et partager des outils, ça on le fait volontiers. Si on a pas vocation à élargir notre échelle territoriale, on a quand même envie de se consolider pour avoir un peu plus de salariés.