L’outil convivial

Pour une mise en œuvre participative et artisanale des ressources locales

Extrait du chapitre 2 du livre de La Facto Pour une architecture des communs, autoconstruction et espaces collectifs.

Contre l’industrialisation des cultures constructives, pour une reprise d’autonomie
Le secteur du bâtiment, comme bien d’autres, ne cesse de s’industrialiser depuis le XIXe siècle. Le processus s’est accéléré avec le développement des structures métalliques puis du béton armé, et il se prolonge aujourd’hui, y compris avec la préfabrication d’éléments en bois ou en terre crue. Cette industrialisation de la construction a pour conséquence une uniformisation et une standardisation de la production de l’espace et une perte des savoir-faire artisanaux. Elle a aussi des conséquences dramatiques sur l’environnement. Il nous paraît important de souligner que la seule production de ciment représenterait environ 8% des émissions mondiales de carbone et que le secteur du bâtiment représente 45% de la consommation énergétique et 27% des émissions de CO2 françaises.[1]

Dans La Convivialité (1973), Ivan Illich dénonçait plusieurs aspects destructeurs de l’industrialisation des outils, le terme outil étant pris « au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen [...] mis au service d’une intentionnalité »[2], et les institutions comme l’école étant également considérées comme des outils. L’industrialisation des outils provoque selon lui la destruction de l’environnement, l’instauration d’un monopole radical (qui évince « le pouvoir-faire » de l’individu), la surprogrammation (qui exige une spécialisation accrue des individus), la polarisation du pouvoir et l’obsolescence (qui engendre des frustrations car l’innovation industrielle crée plus de besoins qu’elle n’en comble). Il oppose à cela une société conviviale, « société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »[3]

Dans le domaine de la construction, défendre une société conviviale implique d’acquérir de l’autonomie vis-à-vis de l’industrie du bâtiment. Cela passe par le fait de privilégier des matériaux biosourcés peu manufacturés ou de réemploi, et de veiller à ce que leur mise en œuvre soit artisanale. Dans une perspective « conviviale », le choix des matériaux se fait en fonction du contexte et des opportunités, comme c’était le cas des architectures vernaculaires : le projet tient compte des particularités du site sur lequel on souhaite construire (de l’existence ou non d’un bâtiment, d’une vieille ruine sur laquelle s’appuyer ou de la présence d’argile par exemple), des ressources disponibles dans les environs (des gisements de matériaux, des savoir-faire artisanaux locaux), mais aussi du contexte social, culturel et économique. Un projet convivial est situé et spécifique à son environnement physique et social.

Des matériaux qui invitent à une mise en œuvre conviviale
De l'intensité sociale
Geneviève Pruvost, sociologue du travail écoféministe qui a enquêté sur divers chantiers participatifs, explique que « s’instaure un lien de cause à effet entre qualité du matériau et conditions de travail : au matériau standardisé correspond la taylorisation des tâches. Écoconstruire en adoptant la division du travail industriel constitue ainsi pour les pionniers de l’écoconstruction une contradiction dans les termes. Contre la production de masse qui transforme les maçons en applicateurs de matériaux préfabriqués, il s’agit de remettre à l’honneur la notion d’art constructif avec les matériaux disponibles localement : bois, paille, terre, pierre. C’est dans ce contexte de défense de l’artisanat et des circuits courts que le chantier participatif émerge comme forme d’organisation du travail. »[4] Les techniques constructives conviviales nécessitent souvent plus de main-d’œuvre que les techniques conventionnelles, qui utilisent des matériaux transformés et manufacturés. Elles privilégient le recours à l’énergie et aux compétences humaines plutôt qu’à la machine et exigent ainsi une forte intensité sociale, comme le défend notamment le maçon Alain Marcom, cofondateur de la SCOP Inventerre.[5] Ces matériaux invitent à une mise en œuvre collective, et l'autoconstructeur·ice qui souhaite les utiliser aura tout intérêt à avoir recours à l’entraide pour que son projet soit financièrement viable. La terre et la paille s'avèrent tout particulièrement adaptées aux chantiers participatifs tout public – même les enfants peuvent s’y essayer. Leur mise en œuvre ne nécessite pas d’outils dangereux, contrairement au travail du bois, du ciment ou de la chaux par exemple. Les autres matériaux biosourcés et géosourcés peu transformés sont a minima moins nocifs pour les constructeur·ices et les habitant·es que les matériaux issus de l’industrie.

Victor, menuisier de l’Atelier 15-17 étant intervenu sur le chantier de Récolte Urbaine, explique que les matériaux de réemploi, comme d’autres matériaux peu manufacturés, changent aussi la temporalité du projet : ils impliquent de « faire un inventaire de tous les matériaux à disposition, […] de les mesurer, de dessiner en conséquence », et d’avoir recours à plus de travail manuel pour les mettre en œuvre. Si ce processus prend du temps, il invite à trouver des solutions de mise en œuvre spécifiques et inventives.

Se réapproprier les savoir-faire artisanaux pour mieux façonner son environnement
Les matériaux biosourcés et issus du réemploi invitent l’artisan·e à trouver des solutions spécifiques et à faire ainsi preuve de créativité dans la manière de les mettre en œuvre. Jean-Marc Huygen, architecte enseignant, souligne que « développer de nouveaux savoirs et savoir-faire qui soient spécifiques au réemploi […] ne peut passer, dans un premier temps, que par l’expérimentation ou le bricolage. »[6] Avec le réemploi, continue-t-il, « le projet (la mise en forme d’intentions spatiales, fonctionnelles et relationnelles) ne s’élabore qu’en parallèle avec la connaissance des matériaux à disposition. Ceux-ci peuvent même faire émerger des idées de projet, c’est par leur manipulation et par des prototypes d’assemblage qu’ils font naître des intentions qui ne seraient pas apparues dans le processus conventionnel (où le matériau est la conséquence de l’idée, alors qu’il peut aussi en être la cause en réemploi). » Le réemploi se pratique depuis toujours, mais la quantité et le type de matériaux disponibles aujourd’hui – majoritairement composites et issus d’une fabrication industrielle – invite à d’autant plus de créativité.

Les techniques de construction artisanales, si elles sont propices à une mise en œuvre participative, représentent pourtant des savoir-faire spécifiques, ce qui n’est pas contradictoire. Elles s’opposent à certaines techniques industrielles qui placent l’être humain dans une position de dominé vis-à-vis de l’outil : « L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. »[7] L’outil convivial se laisse approprier et donne du pouvoir et de l’autonomie à l’individu car celui-ci peut facilement en avoir la maîtrise comme, dans le cas du bâtiment, en réutilisant une technique pour construire un autre espace ou pour réparer et entretenir. Il s’agit de reprendre la main sur l’outil et de se libérer d’une posture de consommateur·ice, car « l’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. »[8] La convivialité ne signifie pas se passer complètement de la préfabrication ou d’outils électroportatifs et manipulables,[9] mais plutôt équilibrer nos modes de production et avoir recours à la basse technologie lorsque cela est possible et pertinent, puisque celle-ci nous rend plus autonomes (les outils basse technologie seront notamment moins coûteux et plus faciles à réparer que des outils haute technologie). Pour Ivan Illich, il ne s'agit pas de défendre « une utopie normative, mais les conditions formelles d’une procédure qui permette à chaque collectivité de choisir continuellement son utopie réalisable. La convivialité est multiforme. » [10]

Autoconstruire avec des techniques conviviales favorise également l’entretien des lieux par leurs usager·es. On développe de l’empathie, du soin et de l’attention pour les choses que l’on connaît et dans lesquelles on a investi du temps et de l’énergie, explique Ariane Wilson, architecte, historienne, violoncelliste, enseignante et marcheuse. Concrètement, la participation à la construction permet d’être en capacité technique de réparer et d’entretenir car elle améliore la compréhension du bâti et la connaissance du parcours qui a mené à sa réalisation : « Si l’habitant considère sa maison moins peut-être comme une chose que comme un être possédant sa vie propre, s’il arrive à connaître, de manière presque narrative et anecdotique et non pas seulement comme une étiquette de provenance, le cheminement de ses matériaux, de sa mise en œuvre et des gens qui l’ont construite, alors son rapport à ce lieu vivant qui l’accueille va en être transformé. »[11]

Structurer des filières de matériaux conviviaux tout en évitant de nouveaux monopoles
Les filières de matériaux conviviaux et les professionnel·les qui les mettent en œuvre existent mais ont besoin de continuer à se structurer, à s’étoffer et à se mettre en réseau. Il existe des tensions entre ce besoin et les risques de dérive capitaliste qui peuvent advenir si cette structuration est soutenue par des géants industriels. Tout matériau dont l’usage deviendrait systématique et standardisé représenterait une menace de monopole radical et de déséquilibre environnemental. Aussi, matériau biosourcé et renouvelable ne signifie pas forcément matériau écologique sur tous les aspects. C'est pour cette raison que nous défendons des techniques spécifiquement conviviales et des filières aux échelles raisonnables et locales. Pour prendre l’exemple du bois, les monocultures de pin Douglas, généralement abattus par coupe rase, ont tendance à appauvrir les sols. A l’inverse, l’usage du bois local issu d’une sylviculture douce – essences mixtes et abattage d’individus choisis, sans coupes rases[12] – aura peu de conséquences néfastes, tout comme du bois issu d'une ancienne charpente en chêne.

La terre crue n’est pas non plus à l’abri de dérives industrielles et capitalistes. Les géants du BTP qui détiennent le monopole du béton tentent de s’accaparer ce matériau longtemps dénigré[13]. Cet accaparement pourrait leur permettre de verdir leur image, tout en leur offrant une nouvelle ressource à exploiter. En effet, le sable nécessaire à la fabrication du ciment se fait rare. On pourrait se réjouir de leur intérêt pour la terre crue en pensant que cela peut permettre à des projets de grande envergure d’avoir recours à ce matériau. Mais la terre mise en œuvre par les bétonneurs est dite « stabilisée ». Cela signifie que du ciment y est ajouté, ce qui ne la rend pas vraiment plus stable, mais encourage son industrialisation et l’empêche de retourner à la terre en fin de vie.[14] C’est avec le soutien de l'État et de laboratoires et centres de formation comme Amàco que les industriels du bâtiment extraient les constructions en terre « des logiques culturelles et sociales dans lesquelles elles s’inscrivent »[15]. La terre sort de son domaine vernaculaire, ce terme étant entendu au sens de Ivan Illich, c’est-à-dire local et non marchand. Elle est dénaturée par des technicien·nes qui tentent d’en faire un produit uniforme et rentable : sa libre utilisation pourrait en venir à être interdite si certain·es professionnel·les ne faisaient pas preuve de vigilance. La manière de négocier des avancées réglementaires ou normatives est loin d’être anodine. Comme le souligne justement Aldo Poste : « Il y a des terres qui érigent des mondes communs, et la terre transformée en nouvelle « ressource productive » de ceux qui ont rendu le monde inhabitable. Il y a la terre de celles et ceux qui savent qu’il y a des terres, singulières, prises dans des milieux singuliers, et la terre de ceux qui voudraient nous vendre de la terre. La terre, donc, est un champ de bataille. »[16] Une mise en garde similaire pourrait concerner le réemploi.[17] Celui-ci participe parfois à « verdir » le maintien de productions néfastes ou à atténuer les conséquences d’une démolition qui aurait pu être évitée par une transformation du bâti existant. Ainsi, une grande partie de la terre que veulent nous vendre les bétonneurs provient des excavations du Grand Paris, et des briques sont fabriquées avec des vêtements issus des surplus de la production industrielle.

Le caractère biosourcé ou géosourcé des matériaux n’étant donc pas un critère suffisant, il faut veiller à ce que leur extraction et leur mise en œuvre reste conviviale et à échelle humaine. Si nous alertons sur les risques de dérives, nous sommes naturellement favorables à une structuration des acteur·ices de la construction conviviale afin que soient revendiquées et négociées des avancées réglementaires compatibles avec leurs pratiques. Une grande partie de ces démarches sont menées par des réseaux comme le Réseau Français de la Construction Paille (RFCP), Écobatir, ou les associations régionales de la construction terre.

Les collectivités peuvent également avoir un rôle important à jouer, notamment en devenant commanditaires de bâtiments écoconstruits ou écorénovés, voire en partie autoconstruits, ou en soutenant des projets citoyens ou associatifs. La commande publique peut contribuer à proposer des marchés relativement importants, en mesure d’aider des entrepreneur·euses à se structurer, voire des filières à voir le jour. Cela peut aussi avoir pour conséquences de diffuser des techniques conviviales, surtout si une partie du chantier est ouverte à la participation bénévole, comme ce fut par exemple le cas du chantier de la mairie de Viens, dans le Vaucluse, où l’isolation paille a été réalisée de manière participative.

Une municipalité peut aussi détenir la maîtrise d’ouvrage pour un projet dont elle n’a pas été à l’initiative. En soutenant les projets de Rural Combo, qui entendent recourir à l’autoconstruction avec des techniques conviviales, les municipalités de Billom et Pérignat permettent de structurer des filières locales de matériaux biosourcés et géosourcés, et de former des employé·es municipaux.ales et de la régie de territoire. Il y a souvent un manque de connaissance de la part des élu·es et collectivités concernant ces démarches. Il est donc important de partager des retours d’expériences afin que les acteur·ices plus institutionnel·les montrent moins de frilosité à s'engager dans ces domaines.[18]

[1] www.ecologie.gouv.fr/energie-dans-batiments

[2] Ivan Illich, La convivialité, Seuil, Paris, 2014, p. 43 (ouvrage original paru en 1973 en anglais).

[3] ibid., p. 13.

[4] Geneviève Pruvost, « Chantiers participatifs, collectifs, autogérés en écoconstruction. La politisation du moindre geste », Sociologie du travail [en ligne], vol. 57 (n° 1), janvier-mars 2015 (www.journals.openedition.org/sdt/1819).

[5] Alain Marcom, Construire en terre-paille, Terre vivante, Mens, 2011 ; Alain Marcom (entretien mené par Geneviève Pruvost), « S’approprier la comptabilité du temps, de l’argent, des distances, des quantités : une expérience d’autogestion dans l’écoconstruction », Monde commun, 2021/1, n° 6 (www.cairn·info/revue-monde-commun-2021-1-page-140.htm)

[6] Jean-Marc Huygen, « Remploi & artisanat » dans Encore Heureux, Matière Grise, Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2014. Jean-Marc Huygen a aussi écrit La poubelle et l'architecte, Actes Sud, Arles, 2008.

[7] Ivan Illich, La convivialité, p. 44.

[8] ibid., p. 27.

[9] Manipulables sont les outils qui ont une source d’énergie extérieure à celle du corps qui manipule l’outil, à la différence des outils maniables.

[10] ibid., p. 33.

[11] Entretien avec Ariane Wilson dans Mathis Rager, Emmanuel Stern et Raphaël Walther, Le tour de France des maisons écologiques, p. 84.

[12] Voir entre autres le Réseau des Alternatives Forestières.

[13] Saint-Gobain, en partenariat avec Amàco, mais aussi Lafarge, Bouygues, et d’autres.

[14] Ariane Wilson, « Objectif terre », Criticat, n° 13, printemps 2014 ; Aldo Poste, « Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres [en ligne], n° 17, novembre 2020 (www.terrestres.org/2020/11/02/le-retour-a-la-terre-des-betonneurs).

[15] ibid.

[16] ibid.

[17] Rappelons la différence entre réutilisation (il n’y a pas de transformation, l’usage change généralement très peu), réemploi (transformation d’un objet pour créer un nouvel objet) et recyclage (récupération de la matière : il y a usage d’énergie pour pouvoir la transformer). Il semble important de privilégier la réutilisation, puis le réemploi, et en dernier recours le recyclage.

[18] Le site Bruded propose une mise en partage d'expériences écologiques et sociales, par et pour les collectivités (www.bruded.fr).