La Bergerie

Construire une cabane contre la métropole en banlieue parisienne

La Bergerie des Malassis est une petite ferme avec des chèvres et des moutons, un jardin et une cabane, située dans un quartier populaire de Bagnolet (93). La cabane a été autoconstruite par l’association Sors de Terre en une semaine, sans autorisation, sur un terrain municipal occupé sans convention depuis 2011. L'association organise des ateliers avec des scolaires et des jeunes en insertion, et propose des méthodes de gestion paysagère différenciée à des bailleurs et municipalités alentour. Le jardin et la cabane sont des espaces de sociabilité pour de nombreuses personnes du quartier : de petits événements et certains ateliers y sont organisés. Fin 2022, la Bergerie a dû déménager sur une parcelle voisine à cause du projet de rénovation urbaine densificateur contre lequel elle se battait (projet porté par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine – ANRU). Nous avions échangé en 2021, avant le déménagement, avec Gilles Amar, berger et ethnologue, fondateur et gardien de la Bergerie, et Mathilde Meignan, scénographe et paysagiste alors impliquée dans l’association.

Perrine : Peux-tu nous raconter comment l'association Sors de Terre est arrivée aux Malassis, à Bagnolet, et plus spécifiquement comment la Bergerie s'est installée sur un terrain, sans convention ?
Gilles : La Bergerie est devenue le lieu emblématique de l'association, mais Sors de Terre existait déjà avant : il y avait eu trois ans de travail dans le quartier des Malassis, la création de jardins en pied d'immeuble, dans les écoles, et aussi en dehors de Bagnolet. Si on s'est retrouvés sur ce terrain, c'est parce que l'association faisait un jardin depuis deux ans dans l'école Pêche d'Or, juste à côté. Il y avait une relation de confiance avec la directrice. Quand on a acheté les premiers animaux, elle a accepté qu’on les mette dans le jardin de l'école pendant les grandes vacances. On n’avait qu'à ouvrir une grille pour faire manger les animaux sur le terrain d’à côté, qui était en friche depuis deux ans. On a donc ouvert ce terrain, on a mis les animaux à manger là. On a ouvert côté rue, et vu qu'on connaissait déjà beaucoup de familles, d'enfants, d'habitants du quartier, ils sont très vite venus voir les animaux, participer à des ateliers. La Bergerie crée un dialogue entre l'espace public, l'espace associatif et l'espace scolaire.
Ce qui a été décisif dans le fait de prendre les animaux, d'arriver sur ce terrain et d'avoir un projet de construction de bergerie, c'était aussi le fait qu'il y avait des étudiants de l'École de paysage de Versailles en stage long dans l'association. Ils travaillaient déjà avec moi dans les jardins, et l'un d'eux avait des compétences en construction, ce que moi je n’avais absolument pas. Je savais m'occuper des animaux, lui savait construire… On a eu les animaux à la belle saison, en juin. Au début, ils avaient juste un petit abri pour la pluie et, en novembre 2011, on a construit la Bergerie. Ce n'était pas un truc complètement parachuté, il y avait trois ans de travail derrière et c'est aussi pour ça qu'on a pu prendre ce terrain. Même s'il n’y a jamais eu de convention pour son occupation, on était malgré tout identifiés par la ville de Bagnolet. Ça correspondait à l'état d'esprit de l'association, on avait créé des jardins en pied d'immeuble dans l'espace public, et là on disait : ce jardin, c'est pour le quartier.

Peux-tu nous décrire comment s’est construite la Bergerie ?
La Bergerie, c’est une grosse cabane d’un peu plus de 40 m2. On l'avait dessinée, on avait fait des plans, des coupes. On a évalué le matériel dont on avait besoin, la méthode de construction qu'on allait utiliser. Il n’y a pas de fondations, pas du tout de béton, tous les poteaux, on les a mis dans le sol dans des trous bourrés de sable et de gravats... Et elle est toujours debout la Bergerie, après dix ans !
Les gens voyaient une construction se faire sur un terrain qui était fermé depuis deux ans et demi, beaucoup ne savaient pas ce que c'était. On les a invités à venir participer au chantier, on a mis des affiches : la communication n'est pas de grande amplitude, on a toujours été en rapport direct avec les gens. C’est un côté un peu pirate et hyper local. Ce n'est pas pareil d'avoir un chantier participatif annoncé dans le bulletin municipal que de voir d'un seul coup quelque chose en train de se faire, sans que les gens ne soient vraiment au courant avant. C'est comme ça aussi que tu déclenches l'imaginaire. On montre aux gens que c’est possible de faire sans accord préalable avec le politique. Et qu’il y a d'autres formes de légitimité que les légitimités institutionnelles. Des formes de pouvoir informelles existent, qui permettent d'aménager les lieux de manière libre, des fois spontanée, des fois un peu préparée, mais en étant avant tout d'accord avec la population.
La Bergerie, c'est une construction bois, avec de la tôle métallique et transparente comme couverture. C'était moitié-moitié de la récup’ et de l’achat. Je suis persuadé que cette grande cabane en bois, symboliquement et historiquement, elle est forte. Elle est le symbole d’un temps pas si éloigné que ça où les gens vivaient dans des baraques qu’ils avaient construites eux-mêmes, avant que tous soient expropriés et que tous aient un logement social. Elle a un peu la taille des petites maisons en bois qui existaient à Bagnolet. Elle parle d’une autre façon d'habiter, de construire, elle parle de ce temps où les gens avaient besoin de coopérer pour plein de tâches de la vie quotidienne. Elle fait aussi référence à toutes ces cabanes qui sont détruites aujourd'hui, aux cabanes de ces gens qui essaient d'avoir un toit au-dessus de la tête, de la ZAD aux cabanes des Rroms.
Ça fait dix ans qu'elle continue à se construire, la Bergerie. Il y a des pièces qui ont été rajoutées, des auvents qui ont été fermés, qui sont devenus un atelier, puis une chambre. Elle est encore vivante, elle est organique, elle n’est jamais finie cette construction. A la base c'était un bâtiment d'élevage, mais ça a très vite pris une forme mixte. C'est devenu aussi et surtout un endroit pour les gens. Cette cabane, d’une certaine manière, c’est un grigri. Elle nous protège depuis dix ans parce qu’elle parle à tout le monde, parce que l’autoconstruction fait partie de l’histoire de tout le monde.

Comment s’est organisé le chantier, et qui y a participé ?
Le chantier a duré cinq jours. Il y avait les trois stagiaires de l'École de paysage de Versailles, qui étaient vraiment devenus des potes et qui étaient investis dans l'association, et une bonne cinquantaine de personnes ont dû passer sur le chantier mettre la main à la pâte. Des jeunes ados, des professionnels et des ouvriers du quartier qui sont venus filer des coups de main ou ramener des outils. Ce temps de chantier très court a été assez fondateur. Il nous a fait rencontrer de nouvelles personnes. Dédé, qui était le grand-père d'enfants avec qui je jardinais regardait ça de loin, puis il a commencé à être hyper présent et à nous filer tous ses trucs de bricoleur – c'est un grand bricoleur Dédé. Il a eu un impact énorme sur la construction de la bergerie. Il nous a vraiment aidés, conseillés, il y a des choses qu'on a faites à la façon de Dédé et pas à notre façon. Enfin moi d'ailleurs à la base je n’avais pas de façon, je ne savais quasiment pas bricoler. Maintenant je sais un peu bricoler.

Et tu as une idée de combien ça a coûté de faire cette bergerie ?
Oui, je me souviens très bien parce qu'on a vidé le compte de l'association pour faire ça. Elle nous a coûté 4500 € à peu près [tout le monde était bénévole à ce moment-là].

Ce bâtiment n’a jamais fait l'objet d'un permis de construire. Ça ne vous a jamais été reproché ?
Non, la ville ne nous a jamais reproché de ne pas avoir déposé de permis de construire. A l’époque, on avait dit qu'on devait construire un abri pour les animaux parce que l'hiver arrivait et qu'il fallait les abriter. C’était fou cette époque-là, c'était une autre époque franchement. Aujourd'hui, on veut nous virer. On n’a aucun titre d'occupation légal, même si ça fait dix ans qu'on est là, que c’est un lieu emblématique du quartier, qui accueille des milliers de personnes chaque année et qui est très lié à l’école.

Peux-tu nous rappeler ce que fait la Bergerie et l'asso Sors de Terre ?
Pour moi, le travail de l'association c'est de célébrer le bien-être qu'on peut avoir à vivre là, en banlieue parisienne et en particulier en Seine-Saint-Denis, avec sa culture populaire qui continue à transpirer, même si la population change et que notre environnement change. Le travail de Sors de Terre, c'est d'offrir plus de place aux habitants avec le même espace : ils vont fréquenter des lieux qu'ils n’auraient pas fréquentés autant s’il n’y avait pas eu un travail pour les rendre agréables, un travail d'accueil, fait avec la reconnaissance d'une culture locale. Notre rôle c’est de témoigner du respect à l'existant – culturel, animal, végétal. Et pas de parachuter des projets « innovants », qui sont parfois super, mais qui peuvent détonner quand tu as grandi ici. Je pense que les manières de faire où tu associes les gens, où tu ne les instrumentalises pas pour te donner une caution populaire, ça ressort aussi dans la forme. Je passe ma vie à créer des relations entre des formes construites, des paysages et des gens. Et entre des gens. Pour dire qu'on a grandi là, qu'on a envie de continuer à bien vivre là, sur ces terres où il y a toujours eu plein de populations qui sont arrivées. On existe, on a une identité, on est accueillants mais on veut aussi être respectés. C’est un travail social, et pour moi c'est ça mon travail.
On a fait des choses sur des terrains, sans se poser la question de si on avait le droit. Les constructions ne se sont pas arrêtées à la Bergerie, les autres sont plus petites, mais on fait des cabanes avec les petits, on fait des bancs. On joue entre ce qui fait « projet », et les choses qui se font à l’envie, sur le coup, parce que c’est ça qui t’emmène ailleurs.

La Bergerie est menacée par un projet de renouvellement urbain piloté par l'ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine). L’association Sors de Terre et le collectif de soutien de la Bergerie ont réussi à faire abandonner la construction de deux immeubles, mais se battent toujours pour un projet alternatif qui prendrait en compte la Bergerie. Gilles et Mathilde, pouvez-vous m’en parler un peu ?
Gilles : Un projet de rénovation urbaine ça s’étend sur un temps très long, donc, quand les travaux arrivent, c'est complètement anachronique par rapport à ce qui a été décidé. Il y a un problème de temporalité et un problème de diagnostic, d'absence de prise en compte du point de vue des habitants. Quand un bâtiment est détruit, c'est la maison de plein de gens qui est détruite. Quand ils ferment des espaces qui étaient publics, c'est les terrains de jeu des enfants qui sont détruits. Les espaces de pleine terre se réduisent à peau de chagrin. Les gens voient leur quartier défiguré pendant une dizaine d'années, ils vivent dans les travaux et dans le bruit, ils sont traumatisés. Aux Malassis, notre association a critiqué ce projet de rénovation urbaine, elle s'est battue de manière très concrète. La Bergerie est devenue une espèce d'agora, de lieu d'expression pour tous les gens qui n’en peuvent plus d'être broyés par des décisions technocratiques qui leur tombent dessus, qui viennent s'attaquer à leur cadre de vie et à leur intimité. La responsabilité de l'association c'était de collecter toutes ces paroles et d'être capable de les restituer, en apportant aussi notre point de vue. C'est aussi pour ça que les gens soutiennent la Bergerie, on se moque d’eux et ils le savent.
Mathilde : Le projet alternatif qui a été fait avec Gaëlle, une architecte bénévole qui soutient la Bergerie, est un peu dans cette continuité-là. L'association propose un projet alternatif à ce projet de « mauvaise » école, avec l’idée que la mairie s'en saisisse. Et ce dessin, il a été fait par Gaëlle qui était dans une posture d’écoute et d’échange avec les personnes de l'association, avec le gardien et la gardienne de l'école, avec les gens [du quartier, les parents d'élèves, le personnel de l'école]. C'est pas quelque chose catapulté de l'extérieur, qui ne prend pas en compte les usages et ce qui existe déjà. Dès la méthode de conception, on peut penser autrement, on n’est pas obligés de se faire imposer un projet. On peut aussi réfléchir à ce qui pourrait être fait à plusieurs autour d'une table, depuis ce qui existe. Éviter de faire table rase.
Gilles : C'est un peu l'inverse de la rénovation urbaine, en termes de temporalité. Les treize ans d’existence de l'association ont permis treize ans d'échange et de vie en commun avec les habitants du quartier. C’est ça qui permet d'exprimer un tel projet aujourd'hui, une ferme-école institutionnelle en Seine-Saint-Denis. Ce n'était pas le projet de l'association et des gens qui en font partie ou qui la soutiennent. C'est une idée qui a fini par s'imposer de par le site sur lequel on est, à travers les échanges qu'on a avec les gens et à travers notre sens critique, aiguisé par ces années de lutte et d’échange avec la ville de Bagnolet. En ce qui concerne le paysage, on voudrait laisser des trous pour faire avec les habitants, les enfants, l'école, se laisser la liberté d'avoir de nouvelles idées.

Si ce projet alternatif pour l'école devait être pris en compte, est-ce que la Bergerie serait amenée à évoluer ?
Gilles : Ça fait dix ans qu'on est sur un terrain sur lequel on croit toujours que dans six mois, si ça se trouve, c'est fini. Il y a des choses qu'on ne fait pas de la même manière si on les sait pérennes. On est prêts à des modifications. Si on reste, l'espace social de la Bergerie, là où il y a parfois des concerts, on le basculera de l'autre côté de la parcelle pour qu'il y ait moins de nuisances pour les voisins.
Mathilde : Il y a une évolution prévue dans la manière dont on pense le projet. Gilles, quelque chose qui m'a impressionnée dans ta manière de faire, c'est que même si c'est en sursis depuis huit ans et demi, ça t'a jamais empêché de continuer à penser le site et ses usages comme si on allait rester là. Il faut continuer de faire, et parce qu'on continue, des choses se passent.

C'est une vision politique, ontologique, pour vous, cette manière de faire petit à petit ?
Gilles : C'est un choix poétique. C'est quelque chose de très spontané, tu as une inspiration, tu es séduit par une idée, tout seul ou à plusieurs. On le fait parce qu'on sent que ce truc qui a été une envie doit exister, ça peut souvent se traduire avec trois fois rien.
Mathilde : Je dirais qu'il y a la question du plaisir de faire ensemble. Quand tu fais les ateliers bricolage-jardinage du samedi, tu ne sais pas trop ce que tu vas faire, puis à un moment donné tu fais ce qui te fait plaisir. Je trouve que c'est super important de penser le plaisir dans la construction.
Gilles : Et ce plaisir et cette liberté dans lesquels on croit profondément, c'est quelque chose qui est complètement transposé dans les projets pédagogiques ou d'insertion sociale avec les enfants, les ados ou les jeunes adultes. On essaie de transmettre la possibilité d'inventer, la liberté de chercher ensemble une envie plutôt que de faire d’une manière qui serait plus réglée, contrôlée et du coup réifiée. C’est être bousculé, et savoir qu'on peut faire un choix, agir sur sa ville et sur le lieu où on vit, sans une tonne de paperasse, sans être sûr que ce soit le bon choix, en devant parfois faire des compromis. Faire que ça rentre dans le réel, que ça existe.