Le sixième toit

Un atelier dans un centre d'hébergement d'urgence temporaire à Paris

La Bricole est un bâtiment démontable construit en bois et panneaux de chanvre installé dans la cour des Cinq Toits – une ancienne caserne investie de 2018 à 2022 dans le cadre d’un projet d’occupation temporaire à Paris (16e arr.). Le bailleur Paris Habitat, propriétaire, a accordé une convention d'occupation temporaire à Aurore et Plateau Urbain, qui ont mis en place de l'hébergement d’urgence, des locaux à destination d'artistes, d'artisan·es, d'associations et d'entrepreneur·ses sociaux·les, un restaurant, un atelier de réparation de vélo ainsi que l’atelier de bricolage La Bricole. Celui-ci est accessible aux associations usagères du lieu, aux habitant·es du quartier et aux demandeurs d’asile hébergés, lesquels ont participé à la construction de La Bricole. La construction de l’atelier a été achevée en 2021, et le bâtiment a été déplacé à la Gare des Mines (un espace culturel et festif temporaire) en 2022. L’atelier d’architecture A+1, maître d'œuvre du projet, n’a pas eu à déposer de permis de construire car il s’agit d’une construction temporaire liée à de l'hébergement d’urgence. Durant le printemps 2021, nous avons discuté avec Octave Giaume, architecte au sein de l’atelier A+1, maître d’œuvre de La Bricole.

Perrine et Ariane : Peux-tu nous raconter la genèse du projet de La Bricole ?
Octave : L’association Aurore s'est installée ici en 2018. Elle gère le site, notamment le public résident et les activités culturelles. Aurore a fait appel à nous pour valoriser un espace un peu résiduel, les anciens garages au fond de la cour. L'idée était d'en faire un lieu d'activité qui permette de réunir un peu tout le monde, de faire un pivot entre les habitants du quartier et les résidents du site.
Le programme ne s'est pas dessiné tout de suite, mais au fur et à mesure de l’avancement du projet. Après des concertations avec les résidents, Aurore a eu la volonté de construire un atelier de fabrication polyvalent – métal, textile, réparation de petit électroménager – pour que les résidents puissent aménager leurs espaces et que les habitants du quartier puissent aussi venir bricoler.
L'idée de travailler avec les résidents du site, des demandeurs d'asile, est venue tout de suite. Leurs dossiers sont en train d’être traités, donc officiellement ils ne peuvent pas avoir d'activité professionnelle ni sortir du site. Aurore leur propose des cours de français et une insertion sociale, et nous on a voulu leur proposer de se former à la construction sur ce chantier-là. Aurore s’est mobilisée et a créé une équipe en interne ; Diwan, un jeune architecte de Grenoble, a intégré leur équipe, il était moteur sur les questions de formation et d'écoconstruction. La maîtrise d'ouvrage a été très ambitieuse sur la question de l’inclusion sociale et sur la question constructive. Ça a vraiment été un travail collaboratif, on proposait des choses et ils nous disaient « pourquoi on ne va pas encore plus loin ? » On se portait les uns les autres.
On s'est associés à un bureau d’études spécialisé en béton de chanvre, construction bois et réemploi. Pendant que le projet était en cours de conception, un ingénieur nous a dit qu’un bâtiment était en train d’être démonté à 50 km de Paris, avec des planchers et poutres en chêne. On a décidé de les utiliser pour le projet. L’entreprise de démolition avait démonté et stocké les pièces et Aurore les a récupérées. Le premier chantier avec les résidents a été de nettoyer toutes les poutres, de les inventorier pour connaître leurs sections, leur nature, leurs altérations. On a redessiné le projet à partir de ça.

Vous avez aussi réemployé du chanvre, c'est venu tout de suite comme idée ?
Avec Laurent Mouly, l'ingénieur [LM ingénieurs], on avait stocké des blocs de chanvre aux Grands Voisins [les Grands Voisins était un projet d’urbanisme temporaire de grande ampleur qui a pris place de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, Paris 14e arr.], avec l'idée de les remettre en œuvre dans un autre bâtiment. Donc l’idée d’utiliser du chanvre recyclé est venue très vite, parce qu'on avait la ressource disponible et stockée. On a eu une subvention de l’ADEME pour essayer de comprendre comment le mettre en œuvre. Le bâtiment est une expérimentation échelle 1, mais il est au second plan par rapport aux attentes de l’ADEME. Des éprouvettes ont été envoyées en laboratoire pour connaître les propriétés thermiques et mécaniques du matériau, pour savoir s'il se dégrade lorsqu’on le remélange. L'objectif était d’alimenter les fiches FDES (fiche de déclaration environnementale et sanitaire), qui analysent les cycles de vie des matériaux, car le béton de chanvre n’a pas encore pu être évalué sur sa fin de vie : une fois qu'on démonte le bâtiment, qu'est-ce qu'on peut en faire, est-ce qu'on l'amène à la benne, est-ce qu'il faut le brûler, est-ce qu'il faut le traiter parce que c'est toxique ? Le béton a par exemple un cycle de vie assez émetteur en CO2 au début, mais en valorisant son recyclage, son bilan carbone chute. Le béton de chanvre est pénalisé pour le moment parce qu'on ne sait pas ce qu'on en fait en fin de vie, donc on prend la pire option possible. Si on peut le remettre en œuvre dans un bâtiment ou faire de l'amendement en agriculture, ça permettra de dresser un meilleur bilan carbone du matériau et des bâtiments qui sont construits avec.

La contrainte du temporaire a été intégrée à la conception car la convention prévoit une occupation assez courte. Peux-tu m’en dire plus sur ce qui est démontable et ce qui ne l’est pas ?
Dès le début, Aurore nous a demandé un bâtiment qui puisse être démontable, car il s’agit en effet d’une occupation temporaire. On a créé des panneaux qui ont tous la même dimension, dans les boxes et sur les pignons, ce qui permet de les démonter et les remonter sans trop se demander où et comment les remettre.
La halle est structurellement autonome, on peut démonter et remonter la charpente, qui est surtout boulonnée, et la refermer avec les panneaux en chanvre. La couverture et l'isolation de toiture sont aussi démontables. Les fondations aussi car elles sont superficielles et reposent sur l'asphalte : il y a des plaques de répartition, comme celles qu’utilisent les grues quand elles posent leurs pieds, sur lesquelles on a posé des plots en granit. En principe, 90% des éléments sont réutilisables. C'est tous les raccordements d'étanchéité à l'air qu'il faudra refaire quand on remettra en œuvre le bâtiment.

La construction a coûté 60 000 € [sans compter le salaire des travailleurs en insertion, subventionné]. À combien estimes-tu le coût et le temps du démontage-remontage ?
On n’a pas encore estimé le coût lié au démontage, il faut qu'on précise un peu tout ça. Il doit y avoir entre un et deux mois de démontage-stockage, on peut faire des démontages partiels de certaines choses. Le levage des fermes a pris une semaine donc le démontage-remontage pourrait aller vite.

Avez-vous eu un permis de construire à déposer ?
Non, on se repose sur l’article R421-5 du code de l'urbanisme, qui dit que dans le cas de constructions temporaires de moins d'un an liées à l’hébergement d'urgence, il n’y a pas besoin de demander d'autorisation d'urbanisme. Le bâtiment doit être démontable. On s’est un peu engagés ensemble, Aurore, les artisans, les ingénieurs et nous, pour arriver à faire ce projet. On prend des risques, mesurés, parce qu'on a aussi pris des mesures de sécurité. On transgresse un peu les règles, mais c’est ça qui nous permet d'avoir une vraie liberté d’expérimentation. Aurore a fait un dépôt de demande d’ERP (Etablissement Recevant du Public) pour légaliser l’accueil de public sur le site, mais le service d’urbanisme a dit qu’il ne savait pas comment traiter le dossier car il y a beaucoup de complexité dans cette ancienne caserne. Ils nous ont un peu dit : « on ne va pas trop regarder votre dossier. » C'est aussi ça les occupations temporaires, ça permet [et/ou ça demande] que les services de la ville ferment un peu les yeux et laissent un peu de liberté pour que les choses se mettent en place.

Quel a été le statut des résidents qui ont participé au chantier ?
Deux groupes de résidents ont travaillé sur le projet : les demandeurs d'asile et les résidents qui ont déjà leurs papiers. Ces derniers ont accès, via Aurore, au dispositif d'insertion Premières Heures, qui leur permet de faire entre 3 et 16 heures hebdomadaires de travail rémunéré, avec un contrat d’un an : petit bricolage, nettoyage, etc [le Dispositif Premières Heures (DPH) est subventionné par la mairie de Paris. C'est la Conciergerie Solidaire qui gère le DPH chez Aurore. Des référent·es encadrent les personnes en insertion, un·e encadrant·e pour 15 à 20 personnes chez Aurore. Ce premier contrat d’un an est censé déboucher sur des contrats d'insertion plus classiques, de 35 ou 28 heures de travail hebdomadaire]. L'inventaire et le nettoyage des poutres ont été faits via ce dispositif. Ça a duré trois semaines. Il y en a quatre qui sont partis en formation menuiserie chez Quatorze à la suite du chantier. Pour les demandeurs d'asile, il n’y a pas de dispositif d'insertion. Aurore leur propose des activités auxquelles ils peuvent participer bénévolement, ils reçoivent des chèques emploi-service comme rétribution, et leur repas du midi est fourni. C’est la seule manière qui a été trouvée pour les défrayer. Il y a eu beaucoup de demandes des résidents pour participer au chantier. Aurore a réussi à former une équipe de 15/20 résidents, dont une bonne dizaine a participé au projet du début à la fin.
Il y a eu une vraie attention des pilotes du projet, Diwan et Simon [employés par Aurore], à être dans une démarche pédagogique avec les résidents. Une bonne partie parlait peu français, il fallait pouvoir leur transmettre le chantier par les gestes, par la discussion, en prenant le temps. Ce qui primait, c'était la transmission. S’ils faisaient une erreur, ils refaisaient, s'ils refaisaient une erreur, ce n’était pas grave. Le chantier charpente a duré quatre mois. Sur un chantier de charpente traditionnelle sans transmission, ça aurait pu durer un mois maximum. Sur la partie chanvre, l'entreprise a pu délivrer aux participants une attestation de formation par Construire en Chanvre. Et pour l'étape encadrée par Jesse, le Charpentier Volant, on a fait une attestation signée par la maîtrise d'ouvrage [Aurore] et par la maîtrise d’œuvre [A+1], avec la liste de toutes les tâches qui ont été exécutées et des photos. Ce dossier, qui relate leur participation au chantier, peut aider les demandeurs d'asile à défendre leur dossier. On se rend compte que ça n’a pas de poids juridique réel, il faut trouver de nouvelles formes pour les aider encore plus.
C'est une première étape un peu informelle, mais ça leur permet de mettre le pied à l'étrier, et ça nous permet de prouver que ça marche. Ça a pu se mettre en place car tout ça se fait en interne sur le site d'hébergement d'urgence. Il y a une facilité créée par la proximité, mais aussi par le cadre un peu fermé du site, qui permet de ne pas être trop sous le regard du monde extérieur. Maintenant il faut trouver de nouveaux leviers pour rendre le processus plus institutionnel.

En quoi ton rôle d'architecte a-t-il été transformé par rapport à une commande plus classique ?
On a beaucoup échangé avec Diwan et Simon, le charpentier, les ingénieurs. Ça été beaucoup plus collaboratif que d’habitude, on tentait de résoudre tous ensemble les problèmes et de les porter un peu plus loin. Avec Diwan, on a vraiment décidé beaucoup de choses ensemble et sur place, quand on était face à des problèmes. Je dirais qu’en tant qu’architectes on était un peu plus en retrait que dans un autre projet. Ce qui est bien dans ce genre de projet, quand les personnes sont conscientes et sensibles aux enjeux, c'est que chacun pousse dans sa branche. Quand on arrive à constituer des équipes comme ça, c'est intéressant, les projets s'enrichissent très vite et gagnent en souplesse. Et puis comme ça été en grande partie réalisé en autoconstruction accompagnée et qu’il n’y a pas eu de dépôt de permis de construire, on n’a pas fait de réception des travaux. On a fait un listing de tout ce qui n'avait pas été fini par rapport à l'idée qu'on avait, et ils terminent petit à petit. Aujourd’hui, ils sont en train de travailler sur la gouttière et sur le système de récupération de l'eau de pluie. On les avait dessinés, mais celui qui le fait a envie de faire un peu à sa manière, c'est plutôt cool qu'il prenne cette initiative. Il travaillait dans le bâtiment en Afghanistan, il a l’air d’avoir son idée bien en tête.